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La prise en compte de la proportionnalité, garante d’un cadre juridique équilibré du droit des brevets pour protéger l’innovation

Le système actuel du contentieux des brevets n’est plus adapté à l’innovation

Le système français actuel du contentieux des brevets n’est plus adapté aux dynamiques d’innovation et à la complexité des produits et services d’aujourd’hui. Le cadre juridique des brevets n'a en effet pas suivi le rythme du développement des produits numériques de pointe, qui peuvent souvent concerner des milliers de brevets. Et aujourd'hui, ce ne sont pas seulement les smartphones et les ordinateurs portables qui font appel à la technologie numérique, mais aussi nos voitures, nos thermostats, nos magasins etc. Le cadre juridique des brevets doit évoluer pour s’adapter efficacement à l'ère numérique afin de favoriser et préserver l'innovation.

Dans un contexte où la souveraineté industrielle et numérique sont indissociables d’une redynamisation de l’économie européenne, la France doit tout mettre en œuvre pour protéger et encourager les entreprises innovantes.

De plus, ce manque d’adaptation de la législation française relative à la protection des brevets aux modèles économiques des entreprises innovantes conduit à faire d’elle un terrain de prédilection pour certains acteurs mal intentionnés.

L’absence de prise en compte du principe de proportionnalité crée un terreau favorable aux abus

La loi française n°2007-1544 de lutte contre la contrefaçon a transposé la directive européenne relative au respect des droits de propriété intellectuelle (dite directive IPRED). Cependant, la notion de proportionnalité, prévue par l’article 3.2 de la directive IPRED, n'a pas été explicitement incluse dans le droit français.

La prise en compte de la proportionnalité n'a ainsi généralement pas lieu en pratique : les parties sont réticentes à l'évoquer sans sa mention explicite dans le code de propriété intellectuelle, et les tribunaux accordent automatiquement des injonctions lorsqu’ils constatent une violation des brevets, sans toutefois évaluer si la solution est proportionnée. En France, dans 24 jugements rendus pas les tribunaux entre 2018 et 2020 dans lesquels une violation de brevet a été constatée, 22 ont abouti à une injonction automatique sans considération de proportionnalité, comme prévu pourtant par la directive IPRED. Et il ne s'agit là que des litiges ayant abouti à une décision finale - il existe sans aucun doute des cas non répertoriés qui se sont conclus avant même d’avoir été portés devant un tribunal, ou bien longtemps avant que le tribunal ne rende sa décision.

Ces pratiques offrent un terrain favorable aux « Non-Practicing Entities » (NPEs, chasseurs de brevets ou patent trolls) - ces entités qui n'ont pas de produits ou de services propres, mais qui s'attaquent aux entreprises qui en proposent, et ce, en acquérant de vastes collections de brevets.

Les chasseurs de brevets menacent les entreprises innovantes de litiges et d’injonctions automatiques dans le seul but d’obtenir de leur part des réparations financières excessives.

La capacité d’innovation des entreprises en est la première victime

Cette situation et le manque d’acculturation au principe de proportionnalité offrent à ces chasseurs de brevets un terrain fertile pour leurs menaces et leur donne plus de possibilités pour proliférer : face aux risques d’injonctions automatiques, les entreprises innovantes choisissent généralement de céder au chantage de ces acteurs. Elles privilégient des résolutions hors des tribunaux, rendant le système d’autant plus opaque, ce qui accentue la menace qui pèse sur les entreprises françaises.

De plus, dès lors que la menace d'une injonction automatique aurait pour effet de retirer du marché l'ensemble d’un produit complexe plutôt que le seul composant mineur contrefait (par exemple, retirer des voitures du marché en raison de la violation par inadvertance d'un brevet sur l'un des milliers de composants d'une voiture), ces chasseurs de brevets réclament des règlements qui ne sont pas fondés sur la valeur du brevet contrefait, ce qui leur octroie le pouvoir d'arracher des règlements excessifs aux sociétés exploitantes.

Ces stratégies de prédation présentent ainsi un risque réel pour les entreprises françaises et européennes en mettant à mal leur capacité à développer des produits nouveaux et innovants et à prix compétitifs pour les consommateurs. De plus, les PMEs et start-ups sont particulièrement vulnérables à ces attaques puisqu’elles disposent de plus faibles moyens juridiques et financiers pour assurer leur défense face à ces acteurs.

La menace est d’autant plus grande que nos voisins européens adaptent progressivement leur législation : en 2021, l’Allemagne a explicitement introduit le principe de proportionnalité dans son code des brevets. Les entreprises innovantes allemandes peuvent désormais invoquer, en toute confiance, le principe de proportionnalité en défense dans le cadre d’un litige sur les brevets ; et surtout quand celui-ci aurait pour effet de retirer du marché l’ensemble du produit complexe alors que la violation - par inadvertance - portait sur une caractéristique mineure. Cette réforme constitue une véritable avancée dans l’application du principe de proportionnalité en Allemagne. Néanmoins, cela présente le risque que ces chasseurs de brevets déplacent leur activité de monétisation vers la France, si les conséquences de ces pratiques néfastes n’étaient pas suffisamment anticipées.

Une situation qui doit également être adressée au niveau européen

Si une action au niveau français est essentielle, une approche complémentaire à la fois au niveau national et européen est nécessaire pour empêcher les chasseurs de brevets de se propager et préserver la compétitivité des entreprises françaises et européennes. En raison de son rôle clé dans l'Union européenne, la France devrait prendre l’initiative et conduire ce débat. Et en adoptant des mesures au niveau national, à l’instar de l'Allemagne, la France pourra davantage encourager l'action au niveau européen.

En effet, une action isolée au niveau français, bien qu’essentielle, ne sera pas suffisante : l’analyse de Dart-ip des décisions de justice dans les affaires de brevets montre clairement que les injonctions permanentes sont très majoritairement accordées sans application de l'exigence de proportionnalité par les tribunaux européens (99% des cas).

Une application plus homogène et effective du principe de proportionnalité dans les procédures contentieuses en matière de brevet en Europe est indispensable pour pallier aux détournements du droit par les chasseurs de brevets et protéger l’innovation et le développement des entreprises européennes. Cela implique une action par la Commission européenne pour garantir une application homogène de la directive IPRED, enjeu sur lequel IP2I a déjà pu sensibiliser le Commissaire Thierry Breton.

Une situation qui pourrait s’aggraver avec la mise en place de la Juridiction Unifiée des Brevets

IP2I se félicite de la récente entrée en vigueur du protocole d'application provisoire de l'accord sur la Juridiction Unifiée des Brevets (JUB) qui lui permettra de commencer à fonctionner pleinement en 2023. Il s'agit d'une étape importante pour accroître la qualité et l'efficacité du système européen des brevets et pour soutenir les innovateurs européens.

Toutefois, le potentiel de la JUB pour soutenir l'innovation en Europe au profit de tous les Européens ne sera réalisé que si ses juges reconnaissent l'importance de protéger l'écosystème des brevets contre les abus et s'ils exercent leur autorité pour le faire.

Or, certains aspects de la JUB la rendent vulnérable aux pratiques litigieuses abusives, et en particulier la disponibilité d'une injonction à l'échelle européenne si elle est accordée automatiquement. La JUB pourrait ainsi avoir pour effet de donner aux chasseurs de brevets une arme encore plus puissante pour menacer les sociétés exploitantes et leur extorquer des indemnités excessives.

Une action au niveau français pour assurer l'application effective de la proportionnalité en France contribuera à promouvoir la même approche équilibrée de la part de la JUB, puisque celle-ci est tenue de prendre en compte à la fois le droit de l’Union européenne et les législations et pratiques des États membres de la JUB. Et parce que la France accueillera à Paris le siège de la division centrale du tribunal de première instance de la JUB (qui traitera des enjeux IT/technologiques et des produits complexes - pour lesquels l'application de la proportionnalité est essentielle), le succès de la JUB est une priorité pour la France. Engagement qui a d’ailleurs été récemment souligné par le ministre de la Justice. 

Les propositions d’IP2Innovate au niveau français

  1. Le principe de proportionnalité doit être explicitement intégré au CPI

Pour préserver la capacité d’innovation des entreprises, le cadre juridique français doit être modifié afin de mieux prendre en compte le principe de proportionnalité dans la résolution des contentieux des brevets, comme le prévoit la directive IPRED.

  1. L’écosystème économique et judiciaire doit être mieux sensibilisé et formé au niveau national

En parallèle, et dans un soucis d’efficacité et de transparence, d’autres initiatives pourraient accompagner cette réforme et sensibiliser l’écosystème économique et judiciaire.

Des guides professionnels émanant des Ministères compétents (par exemple Ministères de la Justice et de l’Economie) pourraient être élaborées. Ils pourraient présenter les différents aspects de la procédure du contentieux des brevets en insistant sur l’importance d’une application effective du principe de proportionnalité dans les décisions appliquées, avec inclusion d’une liste de facteurs à considérer – tel que l’objectif poursuivi par le propriétaire du brevet, l'impact de l'injonction sur le défendeur par rapport au bénéfice pour le titulaire du brevet, etc.

En outre, l'accès aux données relatives aux litiges en matière de brevets en France pourrait être amélioré, idéalement pour correspondre au niveau d'accès qui sera disponible grâce au système de gestion des cas de la JUB. Le système de la JUB permettra en effet l'accès public aux données relatives aux litiges en matière de brevets dès qu'une affaire aura été engagée, afin d’avoir connaissance de son existence et des brevets en cause. Ce système permettra également l'accès public à toutes les décisions et ordonnances des tribunaux, et il sera possible d’avoir accès aux plaidoiries et aux preuves sur demande motivée. Offrir ce même niveau d'accès en France permettra une plus grande transparence du système des brevets, et d’avoir des débats publics plus éclairés. En effet, il est actuellement très difficile de recueillir de manière cohérente des informations précises sur les litiges relatifs aux brevets en France. Par conséquent, les entreprises françaises ont dû mal à savoir, par exemple, si un titulaire de brevet a précédemment poursuivi d'autres personnes utilisant les mêmes brevets. Et plus largement, cela complique l’analyse des tendances et les possibilités de mesurer plus précisément l'impact sur les entreprises françaises.

Les propositions d’IP2Innovate au niveau européen

  1. La Commission européenne doit garantir une application homogène du principe de proportionnalité dans les contentieux des brevets en Europe

La publication par la Commission européenne de lignes directrices plus précises sur l’application de la directive IPRED dans les litiges en matière de brevets favoriserait la cohérence entre les États membres de l'UE. Cela permettrait de disposer d’un système plus équilibré afin d'éviter les pratiques litigieuses abusives et des conséquences disproportionnées pour les entreprises. Ces lignes directrices devraient contenir une liste de facteurs que les tribunaux devraient prendre en compte lorsqu’ils se prononcent sur la solution appropriée à mettre en place en cas de violation de brevet, par exemple s'il convient d'adopter une injonction permanente ou d'accorder une réparation alternative.

  1. La Juridiction Unifiée des Brevets doit appliquer la proportionnalité de manière cohérente afin de promouvoir l'innovation

Dès lors que la JUB est tenue d'appliquer le droit de l’Union européenne, IP2I souhaiterait que le principe de proportionnalité tel qu'énoncé à l'article 3(2) de la directive IPRED soit appliqué de manière cohérente et efficace lorsque les tribunaux de la JUB décident de la solution appropriée à mettre en œuvre.

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